La pratique d’Émilie Payeur amalgame l’art sonore sous toutes ses formes, ainsi que la performance et l’art visuel. Bien qu’au départ l’abstraction était au cœur de son travail, elle cherche maintenant d’une part à explorer la notion de danger et d’une autre part à renouveler les modes de présentation de la musique expérimentale, à la recherche d’une certaine théâtralité. Depuis 2009 ses œuvres ont été présentées et récompensées maintes fois à l’international. Dans cette entrevue elle répond à nos questions et nous présente son dernier album “Deadline”.
KR: C’est ta deuxième sortie sur Kohlenstoff, à quoi est-ce qu’on peut s’attendre sur cet album?
ÉP: Ce sera très différent de ce que j’avais l’habitude de faire dans le passé. Il y a deux ans, à la fin de ma maîtrise en composition de musique électroacoustique, je me suis trouvée face à un questionnement assez profond, voire existentiel et douloureux. Je me suis remise en question en tant que personne, mais surtout en tant qu’artiste. Il était devenu clair que ce que je faisais ne répondait plus du tout à ce que je voulais faire. Mais qu’est-ce que je voulais faire ? Et bien, ça m’a prise un bon deux ans à le déterminer. Ces deux années furent certes un cauchemar, un tourbillon d’anxiété et de doutes, mais elles étaient absolument nécessaires. Je n’ai jamais aussi avancé, autant clarifié mes propos, ma démarche en tant qu’artiste. Il me semble presque que ces deux années m’ont fait plus avancer que ma maîtrise en tant que telle. Tout ça pour dire que j’en avais vraiment marre de ce que je faisais, ou plutôt de la façon dont je faisais les choses.
KR: Comment est-ce que cet album se démarque du dernier?
ÉP: Si Table des matières, ma première parution sur Kohlenstoff Records, était plus une compilation d’œuvres que j’avais composées dans le cadre de ma maîtrise, Deadline se veut un album complètement inédit. Je crois que les pièces ne se cadrent plus tout à fait dans le style acousmatique ou électroacoustique. Je dois dire que je me sens de moins en moins à l’aise de me décrire comme étant une compositrice de musique électroacoustique. Il me semble que ce terme soit désormais associé avec un style précis, une attente, une esthétique qui lui est propre, et que je ne sens plus cadrer. Je préfèrerais le terme artiste sonore ou compositrice de musique expérimentale. Comme ça, tout est possible, tout est permis. Je trouve ça étrange puisque à l’époque, ça devait probablement être perçu comme étant expérimental, la musique électroacoustique…
Je souhaitais vraiment que cet album éclate! Que ça explose! Je suis une grande fan du groupe The Birthday Party (le premier band de Nick Cave) et j’ai toujours été complètement renversée par l’énergie intense, brute, sans limite, voir même dangereuse qui s’en émanait. Pour moi, c’est ce qui fait qu’un artiste est intéressant. Et j’ai voulu voir jusqu’où je pouvais aller, pour cet album. Je crois qu’on peut l’entendre surtout dans les pièces Deadline et Fumes.
KR: Quel à été ton processus créatif pour cet album?
ÉP: Comme je disais, je suis passée par un moment de brouillard, donc l’amorce de l’album a été plutôt difficile. Ça a été long avant que ça débloque. Je me rappelle faire des listes d’idées à explorer, de concepts à tester. J’ai d’abord eu l’idée de faire une pièce qui serait basée entièrement sur les sons que produisent les téléphones à travers le monde. J’ai trouvé tous ces sons, mais ce que je faisais ne me convainquait pas. Par contre, l’idée du téléphone est restée! Une autre de ces idées impliquait de vrais téléphones. J’ai donc commencé à expérimenter avec des circuits de téléphones en les entrant en auxiliaire dans ma console pour faire du feedback avec. Et le résultat était assez intéressant, j’ai donc décidé de faire une pièce avec. C’est Deadline. Hotline est l’autre pièce qui tourne autour du monde du téléphone. Elle est basée sur la tonalité qu’on entend lorsqu’on décroche le téléphone ici. C’est une pièce minimaliste qui prend vraiment beaucoup de temps à évoluer. Je voulais créer un quasi effet d’hallucination : ça prend tellement de temps à changer qu’on ne remarque pas vraiment à partir de quand ça s’est produit… J’ai d’ailleurs fait une installation avec cette pièce : un véritable téléphone qu’on décroche pour entendre la pièce.
Fumes est une pièce aventureuse, qui prend des risques. Elle débute par des sinus hyper aigus à la limite de l’audible et se termine par une masse sonore vraiment intense. J’aime bien le côté un peu désagréable, voir douloureux de la pièce. Ce qui est le plus intéressant c’est qu’il y a quelque chose d’envoûtant, voir hypnotisant qui pousse à poursuivre l’écoute jusqu’à la fin. C’est comme si elle nous mettait dans un état second de conscience altérée.
La pièce Kissing Hitler est la seule pièce à avoir été composée avant l’album. En 2014, une galerie sonore de Berlin m’avait passée une commande. Je ne savais pas trop quoi faire et en répondant à des questions que les organisateurs m’avait envoyées, j’ai eu une révélation : « Quel son aurait accompagné la mort de Marilyn Monroe ? » BAM! J’ai donc décidé d’utiliser des extraits d’archives d’entrevues de la star. J’ai senti à quel point cette femme était blessée et c’est ce que j’ai voulu partager dans cette pièce. Tea and Turpentine est également une autre commande. J’ai composé cette pièce pour le projet « Chants Beneath » mis sur pieds par l’artiste Jeremy Young. Les nombreux compositeurs ayant participé à ce projet devaient composer une œuvre utilisant une loop tirée d’une pièce de 50 minutes de Young (Chants Beneath the Bed of the Furnace Brook). Mais je n’étais pas satisfaite du résultat alors je l’ai retravaillée et c’est la nouvelle version qui se retrouve sur l’album.
Il y a eu beaucoup d’essais-erreur. Certaines pièces n’ont jamais abouties, c’est peut-être mieux comme ça ! Une chose que j’ai aimée était que dès que les pièces étaient assez avancées, je pouvais passer quelques temps sur une et puis la laisser pour continuer une autre. Ça me permettait d’avoir du recul, ce qui est précieux ! Vers la fin j’ai aussi fait écouter les pièces par des gens de mon entourage que je considère comme de bons conseillers pour me dire ce qu’ils en pensaient.
KR: La musique de cet album semble avoir été crée telle des performances en temps réel, qu’est-ce qui t’intéresse dans ce type d’écriture?
ÉP: Composer de la musique acousmatique, assise derrière un ordinateur à faire du montage je n’en pouvais plus! Bien sûr, je n’ai pas pu m’en sortir! Mais je crois avoir trouvé une balance confortable. Le retour au temps réel, au jeu était ce que je cherchais. Indispensable pour avoir ce côté spontané que je cherchais tant à obtenir ! La première pièce, Fun and Games est justement tirée d’une performance de 2015 dans le cadre du Suoni per il Poppolo. J’y ai fait une performance avec Pierre Paré-Blais qui faisait de la projection 16 mm. On a utilisé un bout de film obscur provenant de l’ONF et la sortie son du projecteur était branché dans ma console. Ça donne un résultat assez glitché, sale et j’ai trouvé que ce serait intéressant d’en faire la pièce d’ouverture de l’album. J’en réutilise également des extraits à la fin de la pièce Deadline.
Avant même de commencer le travail de l’album, il était important pour moi qu’au moins une des pièces soit faite dans l’optique d’une performance (la pièce présentée le soir du lancement). J’accorde une importance toute particulière à la présentation de mes pièces en spectacle. Tout d’abord, ça doit se passer en temps réel. Ensuite, il faut que je sois juste assez préparée pour être confortable tout en laissant une part d’imprévu pour qu’il y ait un risque. Ça me prédispose à bien performer, être sur la corde raide tout en sachant que je ne tomberai probablement pas ! C’est ce qui fait qu’on se sent vivant ! Et puis, il doit y avoir quelque chose à voir, une expérience à faire vivre aux spectateurs, une certaine mise en scène. Tout est important : la disposition des éléments, la position, les mouvements. Je considère que dès qu’il y a présence physique sur une scène, peu importe que ce soit pour de la danse, du théâtre ou de la musique, un artiste doit penser à ces éléments. En tous cas, moi j’y pense !
KR: Tu travailles aussi dans le milieu des arts visuels. Est-ce que ta démarche en tant qu’artiste visuelle influence la musique que tu composes? Et si oui de quelle façon?
ÉP: Je crois que pendant ma maîtrise ma démarche en tant qu’artiste en arts visuels affectait plus évidemment, ou plus consciemment, ma musique. Il faut dire que c’était d’ailleurs mon sujet de recherche. C’était plus évident je crois, à ce moment, parce que je produisais des œuvres abstraites. Mais, tout comme pour ma musique, pendant les deux années qui ont suivies la fin de ma maîtrise, j’ai également remis en question ce que je faisais en arts visuels. Les idées de projets que j’ai maintenant sont plus conceptuelles, impliquent des installations ou sont plus figuratives. C’est certain que ma façon de penser la composition musicale reste profondément influencée par la façon que j’avais de penser l’organisation des éléments en peinture abstraite.
Puisque Kohlenstoff Records fait majoritairement des sorties d’albums numériques, je tenais à ce qu’il y ait quelque chose de tangible à acheter pour les gens. S’il n’y a plus de disques, ça n’empêche pas qu’il peut y avoir autre chose. J’ai donc décidé de produire 60 cartes de download à la main, reprenant la technique employée pour la pochette de l’album : des bandelettes de pages d’annuaires assemblées dans un autre ordre et puis collées. Je me suis même donnée le trouble de faire l’impression des titres à l’arrière en utilisant ces tampons encreurs dont on doit changer les lettres à la main…!! Ça l’a été bien long, mais je suis fière du résultat ! Elles sont toutes uniques. J’ai également fait cinq affiches 14 x 11 de la même manière et six bottins téléphoniques dans lesquels j’ai écrit à la main les notes de programmes des pièces de l’album qui sont tous disponibles sur la page de Kohlenstoff Records.
(sur la photo) Émilie Payeur en performance au Centre PHI lors de son passage au RIDM en 2014.